Un dirndl africain de la marque Nohnee. Crédits : ATTILA HENNING
Dans métissage, il y a tissage. Deux Françaises d’origine camerounaise et kurde, enracinées en Allemagne, ont eu l’idée de combiner le pagne africain aux motifs géométriques de couleurs vives et les robes flatteuses pour les courbes féminines au corselet étroitement ajusté et à la jupe en corolle que tant de Bavaroises aiment porter à la Fête de la bière, en octobre.
En Autriche comme à Munich, capitale de la Bavière où les deux sœurs se sont établies il y a plus de vingt ans, on appelle ces tenues champêtres des dirndl, les « petites servantes ». Inventées pour les bourgeoises du XIXe siècle en villégiature, elles s’inspirent de celles que portaient alors les jeunes paysannes. Sous le label Nohnee, les dirndl à l’africaine ont fait une entrée remarquée dans les pages des magazines de mode allemands. En 2012, le couturier Thierry Mugler, qui adore jouer avec les codes kitsch, leur a commandé un modèle spécial pour lancer son parfum Womanity.
Simplicité et exubérance
Ce mariage insolite de l’Afrique débordante de vie et d’une province germanique foncièrement conservatrice a été célébré par les sœurs Wetterich, de père kurde et de mère camerounaise : Marie, l’aînée, et sa cadette Rahmée. La première est plutôt introvertie, d’une élégance minimaliste qui ne déparerait pas dans une galerie d’avant-garde, et possède une solide formation de couturière. C’est elle qui a eu l’idée du « dirndl africain ».
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Grâce à son savoir-faire, les vêtements de Nohnee, dont la gamme comprend aussi jupes, pantalons trois-quarts, robes à encolure princesse, vestes longues et chic que l’on peut porter à la ville comme en soirée, sont impeccablement coupés et assemblés, avec des motifs bien centrés, des zip haut de gamme. Les formes sont épurées, en contraste avec l’aspect parfois baroque du wax (imprimés de Vlisco, la célèbre marque néerlandaise) ou des tissus artisanaux créés sur le continent. C’est dans ce mélange de simplicité et d’exubérance que réside le succès de Nohnee.
« Trop souvent, les couturiers d’avant-garde en Afrique croient que l’audace stylistique consiste à semer un peu partout des détails insolites, au risque de surcharger leurs créations », déplore Rahmée – dont le prénom signifie « grâce » en kurde. Aussi expansive que sa sœur est réservée, la jeune femme a pris en charge la gérance et la communication de l’entreprise.
Une nouvelle boutique-atelier
Lorsque nous l’avons rencontrée à Munich, elle revenait d’une tournée en Afrique subsaharienne. La nouvelle boutique-atelier de la Steinstrasse que les deux sœurs viennent d’ouvrir dans un ancien bureau d’architecte du quartier français de Munich expose de belles lampes et des corbeilles fabriquées avec des lanières de plastique récupéré, dessinées par des créateurs sud-africains du Cap.
L’une des particularités de l’Afrique est que l’on y trouve encore assez peu de prêt-à-porter, sauf, pour l’usage quotidien, le tout-venant de la production asiatique : tee-shirts, chemises et jeans. Mais les vêtements de fête ou de cérémonie, ceux que l’on met à l’église ou pour sortir le soir sont en général faits sur mesure par les nombreux tailleurs et couturières des villes africaines.
Un dirndl africain de la marque Nohnee. Crédits : ATTILA HENNING
Suivant le principe « train the trainer » (« former le formateur »), Marie et Rahmée ont ainsi lancé le Projet Justine, afin d’aider une couturière béninoise, Justine Payarou, à créer son propre atelier à Natitingou, une jolie ville située près du parc national de Pendjari, dans le nord-ouest du Bénin. La première collection réalisée là-bas, en 2015, a connu un grand succès en Bavière.
« Don de Dieu »
Car il est difficile, lorsqu’on travaille en liaison avec l’Afrique, où le coût de la vie a beaucoup augmenté alors que les salaires restent bas, de s’abstraire des besoins de la population. Inspirée du swahili noni, « don de Dieu », la marque Nohnee est un hommage aux innombrables boutiques et ateliers ouest-africains qui s’efforcent d’attirer les bienfaits du ciel avec des enseignes du type « A la grâce de Dieu ». « Ma sœur, qui est très croyante, explique Rahmée Wetterich, voulait une référence religieuse, moi je cherchais un nom facile à prononcer. »
En Europe, la clientèle est cosmopolite et aisée : si l’on peut s’offrir pour un prix modique un sac, une écharpe ou un bracelet Nohnee, un dirndl comme une robe princesse sans manches coûte entre 390 euros et 1 100 euros. Il s’agit en effet de confection demi-mesure, un système de coutures facilement extensibles permettant d’ajuster parfaitement le corsage aux mensurations des clientes. Celles-ci sont en général prêtes à investir dans un vêtement qui renouvelle les classiques.
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« Au fil des années, nous avons vu Munich s’ouvrir, sortir du provincialisme, raconte Rahmée. Les gens qui ont travaillé comme expatriés en Afrique ou en Amérique ne veulent plus se couler à 100 % dans la tradition locale, et c’est là que nous offrons quelque chose de différent. » Car si le land de Bavière est un bastion conservateur, la municipalité de Munich est dirigée par les sociaux-démocrates et bénéficie d’un milieu culturel dynamique et riche.
Transgression ludique
Certaines femmes viennent de Hambourg, de Düsseldorf ou de Berlin pour acheter les dirndl africains de Nohnee : pour elles, ces modèles à la touche exotique sont moins intimidants que la tenue bavaroise classique, visible dans les vitrines de nombreuses boutiques spécialisées, à côté des culottes de peau, chaussettes de laine montantes, bretelles de cuir ouvragé et autres accessoires folkloriques.
L’aspect ludique de la transgression proposée par Nohnee permet aussi d’effacer un passé idéologiquement chargé. Durant les années 1930, porter ce qu’on appelait les Trachten, les vêtements inspirés d’une culture paysanne mythifiée, était formellement interdit, en Allemagne comme en Autriche, à tous ceux qui n’étaient pas de « sang aryen », les contrevenants s’exposant à des amendes. Cette mesure visait en priorité les juifs, désignés comme un corps étranger à la culture germanique, donc indignes d’en arborer les signes.
Rahmée Wetterich, en charge de la gérance et de la communication de Nohnee. Crédits : ATTILA HENNING
Ironie de l’histoire, c’est aujourd’hui une nouvelle venue, l’Afrique, qui impose en douceur ce métissage vestimentaire. « Je me souviens, dit encore Rahmée, d’une cliente qui a pleuré dans ma boutique, parce que le dirndl avait été interdit autrefois à des membres de sa famille. » Qui aurait cru que les robes légères et colorées de Nohnee toucheraient le cœur de l’âme allemande ?
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